Comment les nourrissons perçoivent-ils leur propre corps ? Sont-ils incapables de distinguer leurs limites corporelles ou vivent-ils en symbiose avec celles des autres ? Les recherches menées au cours des dernières décennies ont démontré que la conscience du corps est une capacité très précoce chez l’enfant.
Nous et les autres
Pour un adulte, il est évident que « être dans le monde » implique de posséder un corps. Il n’y aurait pas de sentiment d’identité, pas de vie intérieure sans la perception de notre corps. Bien que cette sensation soit généralement hors de la conscience immédiate, elle nous accompagne en permanence.
Si cette perception venait à manquer, nous ressentirions une impression désagréable d’être « hors » de notre corps ou de « nous confondre » avec le corps d’autrui : pouvoir clairement percevoir nos limites corporelles nous permet de nous représenter comme une entité distincte des autres, de faire la différence entre « moi » et « les autres ».
Chez l’adulte, la perception du corps résulte d’une myriade de signaux transmis en continu au cerveau par les organes sensoriels, le système végétatif, les muscles et les articulations. À travers un processus d’intégration multisensorielle, le cerveau ne se contente pas de traiter ces informations concernant les mouvements ou le bien-être physique, mais il peut également identifier les limites du corps et en construire une représentation unifiée : ce qu’on appelle le « moi corporel ».
La question devient alors inévitable : à quel moment l’enfant commence-t-il à percevoir ses propres limites corporelles ? Quand en vient-il à « savoir » qu’il possède un corps ?
Les recherches scientifiques
Au cours des trente dernières années, diverses études ont accumulé des preuves indiquant que le traitement des informations relatives au corps est déjà présent dès la première année de vie. Cela laisse penser que, même sous une forme rudimentaire, les très jeunes enfants ont déjà une perception de leur moi corporel.
Mais comment peut-on étudier cette perception ? Une des méthodes privilégiées par les chercheurs consiste à « manipuler » gentiment l’enfant, en lui montrant une partie de son corps d’une façon différente de la réalité.
Imaginez un bébé de cinq mois installé sur un siège. Devant lui, un écran qui, via un système vidéo, capte et projette en temps réel l’image de ses jambes. Sur une moitié de l’écran, les jambes sont affichées dans leur orientation naturelle (c’est-à-dire comme le voit l’enfant), tandis que dans l’autre moitié, par une manipulation de l’image, elles sont inversées par rapport au point de vue du bébé (comme si une personne se tenait devant lui et voyait ses jambes dans l’autre direction).
Ainsi, pendant que le bébé gigote, il reçoit deux informations visuelles différentes : la première cohérente avec ce que ses muscles et ses articulations lui envoient (les signaux proprioceptifs), et la seconde totalement contraire. Comment réagissent alors ces tout-petits face à cette situation ? Perçoivent-ils une différence entre l’image cohérente et celle qui ne l’est pas ? Ou ne détectent-ils aucune discordance ?
Informations intégrées
Philippe Rochat et Rachel Morgan, deux chercheurs qui ont mené cette expérience en 1995, ont cherché à apporter une réponse à ces questions en enregistrant le temps d’attention que les enfants consacraient à regarder chaque image. Si les enfants portaient un regard de durée similaire sur les deux images, cela aurait signifié que ni la situation cohérente ni celle d’incongruence ne suscitait d’intérêt particulier.
Mais les résultats ont montré que les bébés regardaient plus longtemps l’image de leurs jambes en mouvement de façon incongrue par rapport à leur propre perception proprioceptive. La surprise face à ces images étranges ne peut s’expliquer que si l’on suppose que leur cerveau est capable d’intégrer les informations sensorielles provenant de différents canaux, produisant ainsi une sorte de représentation du corps.
En d’autres termes, lorsque dans l’expérience les enfants regardaient ces images discordantes, leurs signaux proprioceptifs et visuels n’étaient pas synchronisés. La réaction d’un regard plus long à l’image incongru indique qu’ils détectaient quelque chose d’anormal, que cela déviait de leur schéma corporel encore en développement.
Enfants compétents
Cette compréhension correspond à ce que l’on sait chez l’adulte : l’intégration multisensorielle est essentielle pour fabriquer une représentation unifiée du corps, le soi corporel.
Depuis l’expérience de Rochat et Morgan, d’autres études similaires ont été menées, notamment avec des enfants de seulement quelques jours. Toutes convergent vers une conclusion similaire : la capacité à percevoir la synchronisation ou l’asynchronie de ces flux sensoriels constitue une compétence cruciale pour le développement du soi corporel, et il apparaît que les nourrissons, au moins en partie, la possèdent déjà.
Ainsi, dès les premiers jours de leur vie, les bébés disposent de compétences spécifiques leur permettant de traiter les informations relatives à leur corps. Il est donc raisonnable de penser que cette aptitude leur permet déjà de faire la distinction entre eux-mêmes et le reste du monde, rendant improbable l’idée qu’ils vivraient dans une quelconque « indéfinition » de leurs frontières corporelles.
Du soi corporel au soi psychologique
La capacité à percevoir si précocement leur propre corps constitue sans aucun doute un aspect fondamental du développement du « soi psychologique ». Pour nous, adultes, la sensation d’« être dans le monde » en tant qu’individus séparés, dotés d’une subjectivité propre, n’est possible que parce que nous « savons » que nous possédons un corps.
Ce qui est fascinant, c’est que dès leurs premières expériences, même très jeunes, les enfants « savent » à leur manière qu’ils ont un corps avec lequel ils peuvent être pleinement dans le monde.