Lorsque un enfant naît, de nombreux parents entendent qu’il ne faut pas le porter trop longtemps dans les bras, qu’il ne faut pas dormir près de lui et qu’il ne faut pas réagir au moindre appel. Mais sommes-nous sûrs que répondre aux besoins des bébés équivaut à les gâter ?
Voilà, il est né ! Vous l’avez envisagé pendant des mois et maintenant vous le serrez dans vos bras. Les journées et les nuits ne sont plus les mêmes, tout change et les doutes arrivent vite. En peu de temps, les nouveaux parents sont projetés dans un monde mêlant joies et conseils non sollicités et de préjugés liés aux choix de soins des tout-petits. Par exemple, dans notre culture, on a tendance à penser que les enfants « sages et indépendants » sont ceux qui se détachent le plus tôt du sein et des bras de leur mère, et qui, à quelques mois, apprennent à s’endormir seuls pour dormir toute la nuit sans réveil. En réalité, si l’on consulte les études existantes sur la physiologie des premiers mois de vie, on peut facilement remarquer que les besoins incontournables des bébés sont liés à la recherche du contact physique avec ceux qui prennent soin d’eux, jour et nuit. Il s’agit des soins « proximaux », c’est-à-dire ceux qui prévoient la proximité, c’est-à-dire la relation entre adultes et enfants.
Norme biologique et norme culturelle
En France, les normes culturelles et biologiques ne coïncident pas toujours et les préjugés autour des soins des nouveau-nés abondent. Lorsque naît un enfant, de nombreux parents entendent qu’il ne faut pas le gâter et les comportements les plus fréquents évoqués sont, par exemple : le porter trop longtemps dans les bras, dormir près de lui, courir à la moindre alerte du bébé, le porter en écharpe plutôt que dans le landau, l’allaiter à la demande, allaiter au-delà des premiers mois voire des années (à l’image du mot « sevrage », qui signifie littéralement retirer le caprice, c’est‑à‑dire le vice). Il y a aussi ceux qui suggèrent de le faire pleurer un peu ainsi il puisera ses ressources, ou d’utiliser des méthodes pour le faire dormir seul comme un adulte. Ces méthodes manquent de fondement scientifique et peuvent être dangereuses.
Perturbant souvent, quel est le vrai risque de tels comportements ? L’armée de conseillers qui se matérialise inévitablement autour des jeunes parents dispense ces indications au nom d’une « bonne éducation », de l’illusion d’autonomie obtenue par la frustration et du droit des adultes à la liberté, autrement perçue comme l’esclavage d’un petit tyran qui dérange et qui, inévitablement, risque de faire mauvaise impression. Le fait est que ces conseils reflètent des préjugés culturels qui ne trouvent aucun ancrage dans la physiologie de l’être humain.
Les universaux culturels conduisent au contact
Il n’y a qu’une seule maman, certes, mais on peut aussi reformuler ainsi : beaucoup de mamans se sentent « seules » parce que ce lien profond qui commence avec la grossesse, se consolide à la naissance et se prolonge après la venue de l’enfant, doit faire face à des normes culturelles auxquelles elles adhèrent. Les mères qui choisissent d’aller à contre-courant se sentent souvent « mal comprises », jugées de l’extérieur pour leurs choix. En Occident, la culture valorise le détachement précoce entre les adultes et les petits et considère comme une faute celle qui « cède » au contact physique au-delà des premiers mois. On omet de remarquer qu’il existe des bébés « normaux », entendons par là conformes à la norme biologique, c’est‑à‑dire acceptables dans toutes les cultures, peu importe la couleur de leur peau, leur nationalité ou le pays où ils sont nés. Les universaux culturels sont ces comportements humains présents dans toutes les cultures du monde et le besoin de contact des enfants appartient à ces universaux.
Respecter les besoins des bébés
Lorsque nos petits se sentent en danger et que le système biologique d’alarme s’emballe, le besoin de sécurité, de contact et de protection devient urgent : il est nécessaire que quelqu’un rétablisse la normalité en prenant soin d’eux. Quant à leurs pleurs, il faut aussi y réfléchir : pour les bébés, c’est toujours une option qui peut être envisagée en dernier recours, et il convient d’en tenir compte à chaque fois qu’elle se présente. De plus, leur sommeil n’est pas comparable à celui des adultes et les réveils sont physiologiques au moins jusqu’à trois ans. Les besoins des bébés restent donc les mêmes partout : besoin de contact physique, d’être soignés, d’être nourris sur le plan affectif, de faire confiance à leurs sensations et à leur capacité à les communiquer tout en obtenant une réponse adaptée. En France, comme ailleurs, on sous-estime parfois la capacité des enfants à ressentir et à exprimer leurs besoins. On a l’impression que les bébés sont des « tablettes blanches » sur lesquelles les parents doivent écrire des règles et des principes éducatifs venant de l’extérieur. Il n’est pas correct de dire que les enfants qui grandissent en respectant leur besoin de contact n’ont pas de cadre ou seront pour cela gâtés et mal éduqués. Pour grandir, les règles et les limites sont aussi importantes que les câlins. Accorder de la valeur au contact et à l’éducation affective, c’est nommer les sentiments et l’ensemble des émotions des adultes et des enfants avec une dignité et un respect équivalents, même si, bien sûr, les rôles diffèrent.
Idéologies, adhésion à des « packs de soins » ou tournant affectif ?
Beaucoup de parents se retrouvent en difficulté lorsqu’il s’agit de décider quoi faire avec leurs enfants, car les conseils et orientations varient et se contredisent. En effet, même les professionnels de la santé ne sont pas toujours d’accord sur les modalités de soins à recommander et cette pluralité de recommandations pousse souvent à rechercher des informations sur Internet. On sait combien le web peut proposer de tout et à quel point cela peut être trompeur et risqué. De nombreux parents adhèrent à des modèles de soins qu’ils considèrent comme une sorte de « pack de soins » à adopter avec l’attente d’un résultat selon une logique de cause à effet. Par exemple : si j’allaiterai mon enfant, si je le porterai près de moi et dans le portage, j’obtiendrai assurément un enfant sûr. Il faut toutefois préciser fortement qu’il n’existe pas de méthode universelle pour le détachement, et qu’on ne peut pas envisager le soin centré sur le contact comme un modèle isolé : il n’y a pas de manuel d’instructions pour nos petits êtres humains et il est sain de le reconnaître, car la solution ne peut se trouver que dans la relation que nous établissons avec eux, sans se laisser influencer par des préjugés culturels. Il ne peut pas exister une seule famille identique à une autre; préserver l’unicité des relations et des individus conduit à des choix pluriels et différents. Il ne s’agit donc pas d’adhérer à des idéologies en pensant qu’elles sont les meilleures, mais bien de faire face à nos vécus de parents et à ce que nous avons été enfants, avec nos propres attentes et ressources au niveau individuel, en couple et dans la communauté à laquelle nous appartenons.
Regarder le passé avec les connaissances d’aujourd’hui
Il y a encore quelques décennies, l’éducation affective était considérée comme superflue, mais aujourd’hui, heureusement, nous assistons à une révolution des affections qui tient compte de la physiologie et de la norme biologique des êtres humains. Beaucoup de mamans, par exemple, craignent que l’éducation rapprochée des enfants ne les mette en difficulté lors du retour au travail. En réalité, les enfants savent aussi reconnaître la diversité des personnes et des situations où ils se retrouveront pendant l’absence des parents, et, dans la majorité des cas, ils s’adaptent aux nouveautés, réclamant la mère à son retour comme il est normal. Il n’est pas nécessaire de nier les temps passés où nos propres parents faisaient ce qu’ils pensaient être le mieux pour nous, même si les conseils différaient largement de ceux d’aujourd’hui. Le dialogue entre générations — grands-parents, parents et petits-enfants — entraîne souvent des conflits forts qui remettent en question les liens avec les familles d’origine. En effet, de nombreux grands-parents pensent que les parents d’aujourd’hui restent trop attachés à leurs enfants; peut-être serait-il utile de se rappeler que pour eux aussi cela a pu être difficile de suivre les conseils de leur époque et qu’aujourd’hui il serait presque impossible d’accepter un exemple différent, car cela reviendrait à remettre en cause des choix passés. Avec patience et confiance en soi, en posant des limites claires et peut-être en sollicitant l’avis du pédiatre tout en impliquant les grands-parents, les parents pourront chercher à bâtir une forme de liberté réciproque qui profitera aux enfants et aux familles.
L’indépendance naît du contact
Il faut aussi admettre que, durant l’essor de la publicité et le boum économique, les valeurs affectives qui sous-tendent les soins basés sur le contact ont été mises en doute. Les grands-parents d’aujourd’hui ont vécu une période où l’allaitement ne dépassait pas trois mois, car on pensait que le lait devenait de l’eau, et ils peuvent avoir du mal à croire que la science ait véritablement progressé comme c’est le cas. C’est pourquoi il apparaît nécessaire de rassurer grands-parents, papas et mamans qui pourraient se sentir isolés ou à tort jugés pour ne pas suivre les normes culturelles. Le détachement et l’indépendance naissent du contact, de la sécurité d’être accueilli et écouté dans le moment du besoin, et de la confiance envers ceux qui prennent soin de nous, et non l’inverse. Tant que les mères seront jugées pour leurs choix seulement sur des motifs idéologiques et non parce qu’elles valorisent l’affectivité, notre société ne saura pas saisir la grande opportunité que porte chaque naissance : celle de reconnaître l’éducation des affections comme droit et comme une norme biologique de l’être humain, et d’en faire une réalité partagée pour le bien des enfants et des familles.